Article paru dans Telex Var N°1697 du 07/08/2013

Se dépasser à chaque fois

S’il y a bien une catégorie de musicien souvent reléguée en arrière-plan, c’est le batteur, bien caché derrière la structure tentaculaire de son instrument. Pourtant, il constitue le cœur musical car c’est bien à son rythme que bat le groove qui fait vivre tout le reste ! Et pour ce qui est du groove, on peut dire que celui de Manu Katché est une vraie figure de style !

Manu KatchéUn style singulier et un toucher si particulier que beaucoup disent pouvoir le reconnaître les yeux fermés… Depuis 25 ans, Manu Katché occupe le premier plan de la scène internationale en accompagnant, les plus grands artistes : Joni Mitchell, Sting, Dire Straits, Tears for Fears, Paul Young, Tracy Chapman, Youssou N’Dour, Simple Minds, Joe Satriani, mais aussi Michel Jonasz, Alain Souchon, Catherine Lara, Véronique Sanson, Francis Cabrel, Laurent Voulzy, Michel Petrucciani…pour n’en citer « que » quelques-uns !

Pourtant, c’est aujourd’hui en jazzman que Manu Katché s’accomplit et s’épanouit plus encore, conjuguant sa formation classique et son expérience pop-rock pour servir une écriture à la fois épurée et pointue, mais toujours sincère et passionnée. A l’image du personnage qui, loin de mener à la baguette les 15 minutes d’entretien initialement prévues, nous a accordé un temps supplémentaire pour répondre à toutes nos questions…

Christine : Avec la formation classique que vous avez suivie très jeune, vous étiez prédisposé à être plutôt percussionniste dans un grand orchestre symphonique. Peut-on dire que cette formation a marqué votre empreinte de batteur ?

Manu Katché : Je pense en effet parce que si j’avais commencé par la batterie, ça aurait été comme la plupart des jeunes à l’époque, en écoutant des disques et en jouant dans des groupes rock ou jazz, ce qui bien sûr n’a rien à voir avec l’écriture musicale classique. Moi, j’ai commencé par cette formation-là de manière assez poussée avant d’entrer au conservatoire de Paris et c’est vrai que ça donne une visibilité beaucoup plus profonde de la musique, surtout en écriture et en harmonie. Ce parcours a influencé ensuite mon approche et mon écoute lorsque je suis devenu batteur. Je ne pouvais pas me cantonner au simple rôle d’accompagnateur rythmique jouant le groove et gardant le tempo. J’avais effectivement une manière un peu différente de réagir à ce que j’entendais, plus comme un percussionniste classique. Et puis l’apprentissage des percussions a influé sur ma manière de jouer puisque la palette des instruments est extrêmement vaste, partant de la caisse claire au tambour en passant par les timbales, le xylophone, le vibraphone et aussi le piano qui est un instrument à percussion. C’est d’ailleurs au piano que j’écris toutes mes compositions.

Christine : C’est donc ça qui donne le « toucher Katché » que les mélomanes avertis disent reconnaître les yeux fermés ?

Manu Katché : On peut, je pense, parler d’une stylistique plus que d’un toucher… Je dis souvent que je suis un peu comme un coloriste c’est-à-dire que je ne me borne pas aux 3 éléments de base : grosse caisse, caisse claire et charleston pour jouer un morceau quel qu’il soit. J’aime bien associer les sons de tomes et de cymbales pour apporter un style plus coloré ! Alors je ne suis pas en train de dire que j’ai révolutionné la batterie, loin de là ! Mais effectivement, j’ai fait quelques émules pour avoir entendu quelques années plus tard, sur des disques d’artistes que je ne connaissais pas, des batteurs qui avaient un peu emprunté mon jeu !

Lorsqu’en 1986 Peter Gabriel m’a demandé de l’accompagner sur l’album « So », je pensais que cette aventure allait se résumer à l’enregistrement de l’album. Et plus le temps avançait, plus le projet devenait incroyable…

Christine : Du classique au pop rock, vous avez évolué d’une façon assez fulgurante, surtout après l’enregistrement de l’album « So ». Cette rencontre avec Peter Gabriel a été le grand tournant de votre carrière ?

Manu Katché : La vie est parfois surprenante ! En sortant du conservatoire, j’étais plutôt attiré par le jazz pour son côté « pointu » et musicalement recherché. J’allais voir beaucoup de musiciens jouer en concert en rêvant de pouvoir un jour être à leurs côtés ou à leur place. Et finalement, je me suis retrouvé aux côtés de Goldman, Souchon, Chedid ou bien encore Catherine Lara… J’avais 25 ans et je travaillais beaucoup à l’époque avec Michel Jonasz lorsqu’en 1986 Peter Gabriel m’a demandé de l’accompagner sur l’album « So ». Au départ, je pensais que cette aventure allait se résumer à l’enregistrement de l’album. Et plus le temps avançait, plus le projet devenait incroyable, avec les concerts, les tournées… Il y avait vraiment quelque chose qui se passait, dans l’échange musical et humain…Cette rencontre a vraiment été effectivement un tournant qui m’a ouvert les portes de l’international. Et le fait de réussir cette carrière assez incroyable à l’étranger, m’a donné une autre dimension en France lorsque j’y suis revenu !

Peter nous rend un bel hommage en nous réunissant pour cette tournée anniversaire !

Christine : Vous venez de réintégrer l’équipe de Peter Gabriel pour la tournée anniversaire de « So ». Ce sont des grandes retrouvailles qui « bouclent la boucle » ?

Manu Katché : C’est vrai que je ne m’y attendais pas et quand j’ai reçu le mail de Peter m’annonçant son projet de reformer l’équipe originelle de l’album « So » pour ses 25 ans, j’étais évidemment flatté mais aussi surpris parce que je n’imaginais pas que les choses prendraient cette dimension ! On voit souvent des groupes mythiques se reformer mais là c’est différent puisqu’il s’agit d’un artiste qui reconstitue son équipe de musiciens pour célébrer l’anniversaire d’un album culte. Alors c’est sûr que le mérite en revient principalement à son leader puisque les chansons sont en béton armé et qu’il les chante magnifiquement bien. Mais cela veut dire aussi qu’il en reconnaît le mérite à ceux qui l’ont entouré à l’époque, Tony Levin à la basse, David Rhodes à la guitare et moi-même, avec l’aide de Daniel Lanois le producteur. Je pense qu’on avait réussi à capter l’essence même de ce que Peter avait voulu exprimer et qu’on a su le délivrer sur cet album qui a vraiment touché son public. Et là, c’est vrai que le succès devient totalement collectif et partagé. Peter nous rend un bel hommage en nous réunissant pour cette tournée anniversaire ! Ça fait extrêmement plaisir parce qu’on se dit que ce n’était pas un « album de plus » ! On s’est donc retrouvés en octobre dernier pour une tournée américaine, suivie d’un passage au Québec pendant 15 jours. Et là, on repart pour une tournée européenne à partir d’octobre 2013. Et compte tenu de la demande, on devrait la prolonger entre le 25 avril et le 25 mai 2014.

Christine : On ne va pas dresser la liste complète de TOUS les artistes que vous avez accompagnés mais on peut dire que les plus grandes pointures sont passées entre « vos baguettes ». Mais, est-ce qu’il vous en manque un ?

Manu Katché : La réponse est difficile parce que j’ai joué avec beaucoup d’artistes mais il y en a encore beaucoup avec lesquels je n’ai pas travaillé, soit parce que ça n’a pas pu se faire, soit tout simplement parce qu’ils ne souhaitent pas collaborer avec moi (ça arrive aussi !! rires). Mais s’il fallait en citer Un, je dirais Miles Davis parce que, pour moi, c’est un véritable avant-gardiste du jazz mais de la musique en général et je pense qu’à ses côtés j’aurais appris vraiment beaucoup de choses. Je l’ai rencontré une fois, juste comme ça en backstage d’un concert pour Amnesty International, mais on n’a jamais pu travailler ensemble et ça, c’est vraiment mon grand regret…

Après avoir écrit beaucoup de musiques au piano que personne n’avait jamais entendues, j’avais envie de sauter le pas

Christine : Malgré votre carrière dans l’univers pop-rock, vous êtes aussi revenu au Jazz, vos vrais amours ?

Manu Katché : Mon beau-père était (et reste toujours d’ailleurs !) un vrai fan de jazz. Avec lui, j’ai vu des concerts incroyables de Count Basie, Oscar Peterson et bien d’autres. Alors, tout naturellement, quand j’ai commencé à faire de la musique, j’ai essayé de jouer ce qu’on appelle le swing, le Be-Bop mais j’étais très mauvais dans ce style. Je n’ai pas eu le déclic comme on dit et donc je me suis orienté vers le pop-rock. Puis finalement, au bout de 20 ans, et après avoir écrit beaucoup de musiques au piano que personne n’avait jamais entendues, j’avais envie de sauter le pas. Il me semblait qu’après avoir joué avec tous ces gens-là, j’avais appris tellement de choses que d’une certaine manière, il fallait que je mette cette expérience à profit. Et le jazz m’est venu spontanément, au moment où j’ai ressenti ce besoin d’aller plus loin, de révéler ma musique et de créer un groupe pour la véhiculer. C’était un challenge et une vraie prise de risque mais aujourd’hui, 7 ou 8 ans plus tard et après 4 albums solo chez ECM, je pense avoir fait le bon choix. De l’expérience vécue aux côtés d’artistes internationaux, je peux aujourd’hui, sans me prétendre un jazzman pur et dur, me prévaloir d’écrire une certaine musique et de la jouer avec mon propre jeu, sans être à côté de cette mouvance jazzistique.

Ce qui me fait vibrer c’est la performance live, c’est-à-dire lorsque les musiciens s’accaparent cette musique et l’emmènent plus loin, dans son propre univers, avec son propre instrument, là où le compositeur que je suis ne peut pas accéder !

Christine : Cet enrichissement vient-il aussi du fait que, sur chaque projet, vous associez de nouveaux musiciens ?

Manu Katché : Tout à fait ! Il y a des norvégiens, des italiens des anglais, des polonais… En fait, je connais mon style et mes limites dans la composition et ce qui me fait vibrer c’est la performance live, c’est-à-dire lorsque les musiciens s’accaparent cette musique et l’emmènent plus loin, dans son propre univers, avec son propre instrument, là où le compositeur que je suis ne peut pas accéder ! Au fil de mes voyages à travers le monde, je rencontre beaucoup de musiciens et parfois, c’est le déclic avec l’un, ou l’autre. Par exemple, pour mon dernier album, c’est ce qu’il s’est passé avec Jim Watson qui joue du piano et de l’orgue Hammond, un instrument que je n’avais pas encore intégré à mes projets. Je me suis dit que ça serait vraiment intéressant de développer ma composition au service de ce musicien anglais qui a un talent incroyable. Cela a permis de franchir une nouvelle limite, non pas à travers ma compo, mais grâce à la performance et au jeu du musicien. Et cela vaut pour chaque artiste présent sur l’album. Donc, le fait de choisir à chaque nouveau projet des interprètes différents est un choix délibéré qui, à mon sens, permet d’évoluer un peu à chaque fois.

Christine : Vous pourriez aussi parier sur une équipe gagnante et vous satisfaire d’une formule qui marche ?

Manu Katché : Oui c’est vrai ! On peut effectivement s’installer dans le confort de la routine, avoir toujours les mêmes musiciens et les mêmes codes, mais je trouve que c’est important d’offrir au gens des choses différentes, de les surprendre et c’est tellement plus plaisant de pouvoir se dépasser à chaque fois.

Christine : Votre nouvel album, sorti en novembre 2012, s’intitule « Manu Katché ». Ce choix éponyme illustre un album abouti, votre signature ?

Manu Katché : (Rires) ! Non, pas vraiment… mais ce qui est vraiment marrant c’est que ce choix du titre « Manu Katché » suscite irrémédiablement cette même question !! En fait, c’est beaucoup plus simple et anecdotique que ça… Au moment du mix en studio, je n’avais toujours pas trouvé de nom à l’album et c’est en recevant le footage (trad. « séquences ») de la vidéo que nous avions tourné en studio que j’ai bien accroché sur l’image d’intro où l’on voyait écrit tout simplement écrit « Manu Katché » dans une jolie police. Manfred, le producteur d’ECM a eu la même réaction que moi et nous étions séduits par cet esprit « épuré et minimaliste » de la présentation. C’est comme ça que nous avons décidé de faire la couverture de l’album dans cet esprit et de l’appeler « Manu Katché »… tout simplement !

Je trouve que c’est important d’offrir au gens des choses différentes, de les surprendre et c’est tellement plus plaisant de pouvoir se dépasser à chaque fois

Christine : Et cet album, qu’est-ce qu’il apporte de différent ou de nouveau ?

Manu Katché : Déjà, j’ai pris volontairement le parti de ne pas avoir de bassiste, alors qu’en règle générale, un batteur fait « kit serré » avec un bassiste ! J’ai d’ailleurs toujours travaillé de cette manière mais cette fois, j’avais envie de m’autoriser quelque chose de différent et d’occuper autrement l’espace sonore habituellement utilisé par la basse sans avoir à souligner et à suivre les formules rythmiques ! Alors bien sûr, il y a l’orgue Hammond sur lequel Jim souligne les basses tantôt à la main gauche, tantôt au pédalier. Mais, ce choix m’a ouvert un véritable espace de liberté, aussi bien rythmique que sonore. Ensuite, du fait de la présence de l’orgue Hammond et de mon jeu de batterie un peu plus fourni que les précédents, je pense que cet album-là a un côté un peu plus blues que les autres.

Christine : L’honneur vous revient de clôturer le 24ème festival Jazz à Toulon, un festival qui vous avait déjà accueilli il y a quelques années…

Manu Katché : Effectivement, j’y suis venu il y a 6 ans en découvrant totalement cet événement et j’avoue que j’avais été très agréablement ! Quelques curieux s’arrêtaient par hasard devant la scène au moment des balances l’après-midi mais quand est venu le soir, on a totalement halluciné… la place était blindée de monde !!! Et les gens étaient extrêmement réceptifs, l’ambiance était super conviviale, très positive… Je garde un excellent souvenir de ce concert où il se passait, entre nous et le public, une réelle interactivité ce qui n’est pas forcément le cas tout le temps !

Retrouvez toutes les photos du concert, réalisées par Christine